«Lorsque je suis revenu d’ex-Yougoslavie, on m’a soigné pour mon pied, mais pas pour la tête. » En février 1995, Fabrice Lecocq, militaire au 35e régiment d’infanterie de Belfort, part pour Knin, en Croatie. Seul de son régiment, comme « casque blanc ». « Je devais conduire une mission diplomatique, sans arme. J’allais là où l’Onu n’allait pas. La Croatie était occupée par les Serbes. Notre rôle était de faire tampon entre les deux populations. »
« Je devais effectuer ma mission jusqu’au 15 août 1995. Mais le 3, les Croates ont lancé une violente offensive. » Le Belfortain est envoyé pour récupérer des familles serbes et leur éviter un massacre inéluctable. Sans arme. « Je venais de descendre de voiture. J’étais à une trentaine de mètres de la maison quand un obus est tombé sur la terrasse. » La bâtisse et ses occupants sont pulvérisés. Le casque blanc reçoit deux éclats, l’un dans la cuisse, l’autre dans le pied, qui lui sectionne le tendon d’Achille.
Il est ramené à l’hôpital serbe de Knin. « J’ai attendu trois jours avant d’être rapatrié en France. C’est à ce moment-là que ma femme a appris l’accident. » À Paris, le blessé passe trois autres jours à l’hôpital militaire Bégin. « Ensuite, mon chef de corps de l’époque m’a dit de me débrouiller pour rentrer à Belfort en train. Avec mes trois sacs et mes béquilles. »
Le blessé obtient une permission à titre de convalescence, enchaîne six mois de rééducation. « Il m’a fallu un an pour remarcher normalement. » Son corps va mieux, mais son esprit est toujours en ex-Yougoslavie. « Je n’étais pas bien dans ma tête. Je n’avais qu’une idée : retourner là-bas pour savoir ce qu’étaient devenus les Serbes qui nous hébergeaient. J’ai fait du mal à ma famille. Et quand ma femme m’a parlé de divorce, j’ai eu le déclic. »
En cachette, Fabrice prend rendez-vous chez un psy à Mulhouse. Un travail sur lui-même d’une année. « Je n’avais pas fait le deuil de l’opération, je culpabilisais d’être parti aussi vite. Le psychiatre m’a aidé à comprendre cette situation. » Et a mis des mots sur ses maux : choc post-traumatique. « Au régiment, j’étais le premier blessé depuis longtemps. La prise en charge se limitait alors au physique. »
« Dans les années 1990-91, avec la Guerre du Golfe, l’armée n’hésitait pas à parler de “ politique zéro mort “», remarque le lieutenant-colonel Pierre-Eric Schwartzbrod, médecin-chef au centre médical des armées de Belfort.
Oubliées les gueules cassées et les cadavres entassés de 1914, ceux de 1939 et tous les mutilés des combats d’Algérie ou d’Indochine. La guerre nouvelle génération semblait devenue propre. Pourtant, les conflits qui ont suivi, en ex-Yougoslavie, puis en Afghanistan, ont rappelé cruellement les risques du métier. Être militaire, c’est engager sa vie. Partir en mission sans être certain d’en revenir. « Avant, on disait que les Opex (opérations extérieures) permettaient de payer la cuisine de maman, grâce à la solde majorée », remarque le lieutenant-colonel Sébastien Ramade, responsable du service médical du 35e RI de Belfort. L’embuscade d’Uzbin, en Afghanistan, a changé la donne. En ce mois d’août 2008, dix militaires Français tombent dans le piège des Talibans. « Depuis, les hommes savent qu’ils ont le billet aller, mais ignorent qui a le retour. Ils ont conscience qu’ils peuvent mourir et l’ambiance est devenue nettement plus lourde. »
En 2014, un militaire a laissé la vie au Mali. En 2013, sept n’en sont jamais revenus. Et en 2011, 39 familles ont été endeuillées, dont 25 en Afghanistan. Les régiments comtois ont payé un lourd tribut en Kapisa. Six morts en deux ans : Laurent Mosic (13e RG Valdahon) en juillet 2010, Hervé Enaux (35e RI Belfort) en août 2010, Loïc Roperh (13e RG) en mai 2011, Lionel Chevalier (35e RI) en juin 2011 et Facrou Housseini Ali (19e RG Besançon) en août 2011.
« Quand on m’a rapatrié de Croatie, il y a dix-neuf ans, c’était la première fois depuis la guerre d’Indochine qu’on ramenait blessés et cadavres dans le même avion », confie Fabrice Lecocq.
« Aujourd’hui, un blessé sur les Champs-Élysées a autant de chance de s’en sortir qu’au Mali », insiste le Dr Ramade. « La chaîne médicale en opération est très bien rodée et il est déjà arrivé qu’un Falcone se pose alors que la victime n’était pas encore sortie du bloc opératoire. »
« Les soldats sont formés au sauvetage au combat. » Ces gestes de première urgence permettent d’attendre la venue du médecin sans perdre de temps. « On n’a que dix minutes pour sauver quelqu’un qui fait une hémorragie. Le premier échelon est indispensable. » Le médecin militaire doit rejoindre au plus vite la victime. « L’objectif est d’amener le blessé, vivant, en moins d’une heure, sur la table d’opération et de l’évacuer dans les 48 heures s’il est transportable. Les blocs, comme le personnel médical, suivent l’avancement des hommes », remarque le Dr Schwartzbrod. « On dort avec les gars, on est dans la boue avec eux », ajoute le Dr Ramade. « Le combattant s’attache au médecin et inversement. Notre rôle est de tous les ramener en France. La présence du toubib les rassure et nous, nous savons que nous pouvons compter sur les soldats pour nous protéger lors de l’intervention. »
« Sur le terrain, il faut gagner une double course contre la blessure et contre l’information. Pendant la Grande Guerre, c’est le facteur qui apportait les mauvaises nouvelles, souvent plusieurs semaines après. Aujourd’hui, dès qu’un militaire est blessé ou tué à l’étranger, l’info se répand très vite. La famille doit être avisée avant de l’apprendre par les médias », souligne le Dr Schwartzbrod.
Comme les blessés, le conjoint et les enfants de la victime sont suivis et aidés par l’armée. C’est le rôle de la Cabat (Cellule d’accompagnement des blessés de l’armée de terre). Elle est complétée par l’action de deux associations, l’Ado (Association pour le développement des œuvres d’entraide dans l’armée) et Terre-Fraternité. Vendredi 10 octobre, pour la seconde année, la base de défense de Belfort a organisé un concert tout public pour récolter des fonds pour cette association. En 2013, 35.000 € avaient été réunis lors de diverses manifestations sur l’Aire urbaine.
Une fois rapatrié en France, le militaire - et ses proches - bénéficient d’un soutien global. « La coordination des moyens, c’est la principale évolution », complète le Dr Schwartzbrod. « Avant, les structures existaient, mais le patient était un peu la chasse gardée du service de santé. Désormais, le médecin, le chef de corps, l’assistante sociale, le service de la solde, le monde associatif et le fonds d’entraide travaillent ensemble. Sans oublier la commission des blessés qui assure un suivi jusqu’à la fin de la reconversion. »
En opération, le service médical est « amené à prendre en charge des blessés de guerre issus de l’armée française mais aussi et surtout des armées locales afghane, malienne ou ivoirienne. » Le médecin militaire joue un vrai rôle social et d’aide médicale auprès des populations. Le Dr Ramade a été projeté en Afghanistan en 2007 et 2008 et au Mali d’octobre 2013 à février 2014. Le Dr Schwarzbrod est parti quant à lui au Kosovo en 2003, en Bosnie en 2005, au Liban en 2007, en Afghanistan en 2009, au Tchad et en Côte d’Ivoire en 2011. « Nous avons accueilli des patients civils en détresse psychologique ou ayant des pathologies infectieuses. Lorsque le climat sécuritaire le permettait, nous avons apporté des soins aux enfants et aux personnes âgées. » Mi-militaire, mi-humanitaire, mais toujours médecin à part entière.
Les deux toubibs assurent également des gardes à l’hôpital de Belfort. « Les collègues sont toujours étonnés par notre sérénité. Les urgences ici sont tellement calmes comparées aux zones de conflit.
http://www.estrepublicain.fr/actualite/2014/10/12/militaires-en-opex-les-risques-du-metier
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