Dans le brouillard glaçant, la silhouette d’une ville émerge avec peine. Cela pourrait être le Kosovo ou l’Afghanistan. On pénètre dans Jeoffrécourt par sa route principale, qui enjambe un cours d’eau artificiel et une voie ferrée ne menant nulle part. A gauche, le quartier historique et pavillonnaire, avec sa gare, sa mairie, ses petits commerces. A droite, des barres d’immeubles. Au loin, une zone commerciale, une station-service. On ne croise pas âme qui vive dans cette cité de 5.000 habitants : Jeoffrécourt est une coquille vide, bâtie de toutes pièces par l’armée française au milieu du camp militaire de Sissonne, dans l’Aisne.
Finies les prairies pelées : « Les combats du XXIe siècle se dérouleront à 95 % dans des configurations urbaines. D’où des contraintes spécifiques : des espaces cloisonnés et superposés en étages, des rues étroites, des tirs à des distances de 5 à 100 mètres, des civils… », détaille le colonel Hubert Legrand, le chef de corps de ce Centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (Cenzub). Et pour former ses soldats, l’armée ne lésine sur les moyens : cette Guerilla City lui a coûté 90 millions d’euros.
Comme à Kaboul ou Grozny
Jeoffrécourt condense tous les scénarios des conflits récents, de Kaboul à Kinshasa. Ses bâtiments en dur regorgent de pièges : des escaliers aveugles, des portes murées et près de 1.800 pièces, toutes différentes. Depuis fin 2009, plus de 10.000 soldats se sont déjà formés ici. A terme, tous les militaires y passeront. Chaque session dure 15 jours et réunit deux sous-groupements tactiques interarmes (SGTIA) de 180 hommes. « On fait travailler ensemble des métiers habitués à œuvrer séparés : génie, logistique, artillerie, fantassins… », détaille le colonel Legrand. Après une semaine de formation, les unités s’immergent pour 72 heures dans un exercice grandeur nature. Trois jours et trois nuits non-stop car, « à Grozny, Fallujah ou Beyrouth, on voit qu’à chaque fois, la phase intense de conflit urbain dure trois jours », selon le colonel.
A 14 h 30, aux abords de la ville, des blindés fument. Ce jour-là, les soldats stagiaires ont pour mission de s’emparer du quartier moderne –soit une vingtaine de bâtiments de type HLM – avant 18 heures. Face à eux, les forces ennemies constituées de militaires expérimentés spécialement formés. L’offensive débute. Un char s’engage, un tir d’artillerie déchire le silence. Masquée par un rideau de fumigènes, une grappe de soldats, bardas de 20 kg sur le dos, Famas à l’épaule, enjambe les fenêtres et s’engouffre dans le noir. L’ennemi peut être n’importe où. Des rafales retentissent.
Des « morts » et des « blessés »
Au poste de commandement, en haut de la colline, les informations remontent en temps réel : munitions, dégâts humains et matériels… Le PC des stagiaires tente d’assurer le suivi logistique et la stratégie. Non loin, les formateurs modulent le scénario à chaque minute, en fonction de leur progression. Sur le terrain, les stagiaires encaissent, guidés par un instructeur. S’ils ne courent pas de risque vital, s’ils n’emploient que des balles à blanc, la pression monte pourtant. Chaque soir, les erreurs seront analysées en détail. A l’issue du stage, toutes les unités seront évaluées. Pour l’heure, ils n’y pensent même pas : ils se frottent au vacarme, à l’isolement, au manque d’information, aux espaces exigus et, fatigue aidant, à la difficulté de garder la tête froide.
Rapidement, les « blessés » et les « morts » tombent. « On a déjà 60 % au tapis… » râle un adjudant qui s’impatiente dans son talkie-walkie : « Tu me renseignes vite. Y a un sniper, là, je veux le dégommer. » En retrait, un observateur expérimenté sourit. Alors que les stagiaires cherchent le tireur dans les étages, celui-ci les canarde depuis le rez-de-chaussée… « Il faut apprendre à garder un jugement fiable : envoyer vingt gars là-dessus, ça ne sert à rien. En Irak, un sniper isolé dans un hôtel a retenu une compagnie américaine, soit 200 hommes, pendant 6 heures… Mais mieux vaut commettre cette erreur ici qu’en Afghanistan ! »
Il est 17 heures. Jeoffrécourt disparaît sous les fumigènes et les tirs d’artillerie. Demain, des civils et des médias feront leur apparition en ville, avant un retour au combat classique le dernier jour de l’exercice. Ce soir, l’unité des stagiaires compte déjà 50 morts. Evacués par un véhicule de secours médical, certains seront ressuscités dans la nuit pour les besoins de l’action. Seule concession au réalisme.
Un concentré de technologie unique en Europe
Pas moins de 40 millions d’euros ont été investis pour faire du centre d’entraînement une vitrine de la haute technologie française. Une équipe d’animation est dédiée à la simulation : drones, hélicoptères, fumigènes – et bientôt, des bandes-sons diffusées dans les rues – plongent les stagiaires dans l’ambiance. Tous les soldats sont munis d’armes équipées de laser et d’un équipement spécifique. Grâce à des capteurs répartis sur tout le corps, ils localisent en temps réel leurs blessures (légères à mortelles) et les dégâts matériels infligés aux véhicules. A terme, toute la ville sera équipée de capteurs et de caméras vidéo sur les façades. En septembre 2011, un champ de tir à balles réelles complétera cet ensemble unique en Europe. L’Otan envisage déjà d’en faire un de ses centres d’expertise.
CHIFFRES
6.000 hectares : le camp de Sissonne
1,2 km2 : surface de la ville de Jeoffrécourt
1.800 pièces d’habitations ou de bureaux
90 millions d’euros : coût de la construction
DATES
1999. Projet de création du centre d’entraînement aux actions en zone urbaine.
2004. Début du chantier.
2009. Ouverture.
2011. Mise en service d’un champ de tir à balles réelles
http://www.francesoir.fr/actualite/societe/guerilla-city-une-ville-fantome-pour-l’armee-70580.html
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