vendredi 6 juin 2014

D-Day : n'oublions pas les soldats d'aujourd'hui

Les commémorations du D-Day ne doivent pas faire illusion. Pas plus que ne devra faire illusion le défilé militaire du 14 juillet. Au contraire, ces spectacles, relayés par les chaînes de télévision, ne feront que confirmer le constat suivant: nous vivons l'ère de l'effacement du soldat. Dans les trente dernières années, le soldat a été expulsé de la vie collective. On ne croise son uniforme ni dans la rue, ni à l'Assemblée nationale, ni à l'Académie française. Devenu invisible, il n'apparaît plus que sur les écrans de cinéma et de télévision, il ne se montre plus qu'aux cérémonies officielles. Comment expliquer cet effacement?
Vous vous trompez, nous dira-t-on! La France fête ses soldats au défilé du 14 juillet. Pourtant, cette fête est dénationalisée tout autant que le fête de Noël est déchristianisée. La France ce jour-là fait semblant de fêter l'Armée, le soldat, la nation, mais, un regard plus attentif nous indique que l'objet de la fête n'est pas l'Armée et le soldat, ni la nation ni la Révolution, mais la fête elle-même, comme au moment de la fête de la musique, de la fête du patrimoine, ou de la fête de Noël. D'ailleurs la fête du 14 juillet est enveloppée dans une fête plus vaste, qui la fait oublier l'après-midi même, qui fait oublier le défilé par un autre défilé, le défilé des soldats par le défilé des coureurs, le Tour de France cycliste. La fête tourne à vide, sur elle-même.

Notre culture est paralysée par l'ombre portée du nazisme. La défaite militaire du nazisme a été paradoxale. Elle s'est transformée en victoire non pas idéologique mais psychologique. Sa défaite militaire fut la condition de sa victoire psychologique. Preuve en est la référence constante au nazisme, à Hitler, la fréquence de la reductio ad hitlerum dans les discours politiques, journalistiques et, hélas, intellectuels. Hitler et le nazisme restent omniprésents dans l'époque actuelle, qui craint son retour, ou qui fait mine de le craindre, qui s'affole de ce retour, alors qu'il s'agit de réalités historiques mortes depuis 70 ans! Le souvenir du nazisme contamine tout ce dont le nazisme s'est servi, l'armée, la guerre, l'uniforme, le drapeau, la nation, provoquant un amalgame répulsif entre ces réalités et l'idéologie nazie. La haine de soi dont souffre la France fait partie de cette victoire psychologique du nazisme. Dans leur opposition à tout ce qui relève de l'ordre du militaire, de la puissance, de la nation, de la guerre, dans leur pacifisme autant que dans leur haine de soi, nos contemporains se révèlent psychologiquement dépendants du nazisme.
Soldat rejoint le club des métiers désignés comme impossibles par Freud (qui sont des vocations liés à la question du temps, de la mémoire et de la transmission: analyser, éduquer, gouverner). Impossible ne signifie pas seulement qui échoue nécessairement, quoique ce soit toujours partiellement, mais impossible signifie aussi: dont la vocation ne peut plus être comprise par autrui. Impossible: que l'imaginaire collectif ne comprend plus. Le soldat devient aussi étrange à cet imaginaire collectif contemporain que l'était le Persan - comment peut-on être Persan? - aux contemporains de Louis XIV. Comment peut-on être persan, comment peut-on être soldat? Le soldat tel que les médias le représentent, tel que les politiciens en tressent l'éloge (en insistant sur le sacrifice pour des valeurs et non sur le sacrifice pour la nation et son histoire), et, du coup le soldat tel que l'imaginaire collectif le perçoit est, du fait de cet étrangeté à l'imaginaire collectif contemporain, le sosie du soldat. Au défilé du 14 juillet, les Français voient défiler le sosie du soldat, ne pouvant plus avoir accès à ce qu'est le soldat en sa vérité. Impossible désigne donc ce à quoi l'imaginaire collectif n'a plus accès. Relisez les sermons et les discours de Bossuet, et vous aurez affaire à l'impossible en ce sens-là du mot. L'imaginaire collectif contemporain n'a plus accès à l'univers de Bossuet. De la même façon il n'a plus accès à l'univers mental du soldat.

Le soldat s'éloigne aussi parce que s'est imposée la repentance ; ainsi, des soldats morts au feu en Algérie, on ne dit plus qu'ils sont des héros morts pour la France, encore moins pour «la terre charnelle» chère à Péguy, mais qu'ils sont des victimes de la guerre au même titre que les combattants du FLN et les civils des deux camps. C'est à ce second titre uniquement qu'on les honore, gommant aussi bien la différence entre morts militaires et victimes civiles que celle entre les deux camps belligérants. Cette présentation est une négation de leur sacrifice qui revient à les tuer une seconde fois.
Le refus de la transmission, dont le prototype se trouve dans la mise-à-mort par l'Education nationale de l'enseignement de l'histoire, emprisonne le soldat dans le patrimonial. Clovis, Charles Martel, saint Louis, François Ier, Henri IV, et d'autres, ont été éliminés des programmes d'histoire des collèges au profit, dit le Ministère de l'Education nationale «de l'enseignement des civilisations extra-européennes». La transmission est celle du passé comme passé national. Ce refus de transmettre -lié à la victoire psychologique du nazisme- le passé s'articule au présentisme, à la réduction du temps au seul présent, à l'étouffement des autres dimensions du temps, qui règne dans la société. Nous en sommes au point suivant: l'accès des nouvelles générations, et même de toute la société, à l'histoire nationale, à l'histoire comme héritage vivant, est barré. A l'histoire comme flamme qui vit dans les cœurs et dans les âmes, qui les anime. Dans le même temps, nous vivons une inflation d'histoire sous la forme du patrimonial, c'est-à-dire d'une histoire morte, qui ne vivifie pas, le patrimonial étant une sorte de cimetière. Dans cette perspective patrimoniale, le passé n'est pas quelque chose dont on hérite, il est une nécropole que l'on visite en touriste. Il s'inscrit dans la transformation du pays en parc d'attraction pour touristes. Cette conception patrimoniale de l'histoire transforme la France en un pays sorti de l'histoire, en retraite de l'histoire, singeant en même temps, de manière tout à fait inoffensive, son histoire devant les touristes. La France devient alors sa propre parodie. Le but poursuivi à travers ce rapport mort à l'histoire est de fabriquer des inhéritiers. Or, le soldat est un héritier. Il continue l'histoire longue de la nation qu'il reçoit en héritage, qui vit en lui.
Les commémorations ne rendent pas, dans une société qui a rompu avec le service militaire obligatoire, le soldat plus visible. Elles le renvoient au passé, au grenier de la mémoire dont elles ne le sortent qu'épisodiquement, pour les besoins du spectacle. Elles ne l'exhibent que comme un élément du patrimoine. Bref, feignant de fêter le soldat, elles ne font que consacrer son effacement en n'offrant au public que son sosie.

http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/06/05/31003-20140605ARTFIG00297-d-day-n-oublions-pas-les-soldats-d-aujourd-hui.php

Aucun commentaire: