mercredi 23 octobre 2013

Pierre Martinet ancien du "3" de Carcassonne : "L'attentat du Drakkar a changé ma vie"

 Il y a trente ans à Beyrouth, 58 parachutistes français étaient tués dans un attentat. Pierre Martinet, alors au 3e RPIMa de Carcassonne, était là. Il s'est confié à Midi Libre.
Comment vous êtes-vous retrouvés à Beyrouth en 1983 ?
« J’avais 19 ans, je m'étais engagé depuis un an au 3e RPIMA de Carcassonne. J'étais soldat de première classe, opérateur radio à la deuxième section de la première compagnie du 3e RPIMA. Le régiment avait déjà participé à une première opération au Liban en 1982, à la suite du massacre de Sabra et Chatila, dans le cadre de la force multinationale de sécurité à Beyrouth.


Notre mission, Diodon 4, était de s’interposer entre les belligérants, les chrétiens et les musulmans. On devait être répartis sur tout le territoire libanais, sur des postes qui avaient des noms de bateau : Caravelle, kayak, péniche, et drakkar, dans le sud de Beyrouth. Dans la majorité, il y avait des volontaires du service long : Le 3e rpima était la seule unité de professionnels. A l’époque il y avait encore des appelés. On était 400, 500 personnes, une grosse partie du 3e RPIMA.
C’était impressionnant : déjà on part en septembre de Toulouse en Boeing 747, et le ministre de la Défense de l’époque, Charles Hernu vient dans l’avion, me demande qui je suis, me serre la main. A 19 ans, j’étais impressionné, je m’en souviens comme si c’était hier. Ce qui était aussi particulier, c’est qu’on se pose à Chypre, on prend un bateau, et on débarque à Beyrouth en péniche de débarquements, comme le 6 juin 1944. Personne ne nous tirait dessus, mais on voyait des combats au loin, l’aéroport international était fermé. On arrive sur une plage : dans nos esprits, c’était obligatoire qu’on pense à ceux qui ont débarqué en Normandie en 1944. Ensuite on a rejoint le centre culturel français avant d’être dispatchés sur les différents postes autour de Beyrouth. Le nôtre, c’était Caravelle. Drakkar était à quelques kilomètres au sud, sur la frontière entre les chrétiens et les musulmans. Les missions principales était de faire des patrouilles profondes dans le grand Beyrouth, on faisait pas mal de renseignement aussi, avec des patrouilles jour et nuit autour du poste. Il y a eu quelques petits accrochages, mais rien de bien méchant. Jusqu’au 23 octobre. Là, notre vie a changé. Totalement.
Avant cela, quelle était la situation à Beyrouth ?
La grosse particularité de Beyrouth, c’est que c’était la première fois depuis la bataille d’Alger que des militaires français étaient confrontés à du combat de localité, qui n’a rien à voir avec le combat en zone rurale. On avait beaucoup de retard, par rapport aux Libanais qui se battaient depuis pas mal d’années dans leur ville. On avait remis nos bérets rouge, enlevé nos gilets pare-balle, pour se recentrer sur la relation entre les Libanais et la force d’interposition pour ramener du renseignement et arriver à comprendre ce qui se passait dans cette ville. La vie au poste était ponctuée de patrouilles, de nuit, de jour, de gardes devant l’ambassade de France. La grande crainte, c’était les pièges. Ils avaient une école de piégeage très importante, ils piégeaient tout. Les boites de coca métallique, par exemple. On savait très bien qu’il ne fallait pas donner de coup de pied dedans.
Comment s'est passée cette journée du 23 octobre 1983 ?
Rien ne nous laissait présager qu’on allait subir ça. Le 22 au soir je prends une permanence radio de nuit, jusqu’à 6 h du matin ou l’adjudant m’a dit d’aller me reposer. Je me mets sur mon lit picot, et j’entends une première explosion. Boum. C’est le PC américain qui saute. Deux ou trois minutes après, une deuxième explosion. Quelques instants après, les radios crépitent, ça commence à se savoir, on reçoit l’ordre d’aller directement sur l’immeuble Drakkar. On y est tout de suite, 30 minutes après l’explosion.

Quand on arrive, on ne comprend pas bien ce qui se passe. On voit un château de cartes écrasé, avec des étages successifs qui se sont empilés les uns sur les autres. Il y a du bruit partout, des sauveteurs qui déjà s’affairent… Notre première mission a été de sécuriser le site : il y avait des snipers qui tiraient sur les sauveteurs et sur les militaires français qui essayaient de récupérer des survivants.

Il n’y a pas de cris, pas de panique. On est professionnels et on va au plus rapide, à essayer de trouver des survivants. La particularité de cette journée, c’est qu’on est confrontés à la mort violente et incompréhensible. On ne sait pas ce qui se passe. On va sur les gravats pour ramasser des cailloux, à la main, car on est pas équipé. Ma première image : je passe la tête sous un bloc de béton, et je vois quelqu’un qui est écrasé, le corps transpercé de part en part par des fers de béton armé, et le mec est tout noir, son corps n’était qu’un gros hématome. C’est mon premier mort, et j’en ai souvent rêvé, de ce mec.

Une autre image violente : Quelqu’un qui va voir mon chef de section avec un membre et lui demande : « qu’est-ce que j’en fait ? » C’était très, très violent. On a passé quatre jours et quatre nuits à déterrrer les corps de nos camarades. On a trouvé des blessés, qui sont marqués à vie. L’un était monté sur le toit de l’immeuble à la première explosion, pour voir, et il s’est retrouvé plusieurs étages plus bas. Le mec a été marqué à vie. Un autre était parti chercher des pains au chocolat pou le petit déjeuner, il revient, il n’y a plus de poste. C’est des images qui restent.

C'était compliqué d’enlever les gravats. Dès qu’on soulevait une dalle ça faisait s’écrouler d’autres rochers, ça pouvait tuer d’éventuels blessés. Ca a été très compliqué, très long, c’était non stop, il y avait une relève perpétuelle entre les différentes unités. C‘était intense. A ma connaissance, tout le monde, mort ou blessé, a été récupéré. On est allé jusqu’au fond, jusqu’au cratère. Tout a été enlevé. On était obligé de porter des masques à gaz, tellement ça puait. Il y a avait un gros travail d’identification, en relevant les empreintes sur les cadavres, car on ne connaissait pas encore l’ADN.

Que s'est-il passé ensuite ?

On a aussi été assez impactés par la levée des corps à Beyrouth, avec un sermon de l’aumônier militaire extraordinaire, qui était révolté de voir des enfants tués dans leur sommeil. Des soldats à l’explosion se sont réveillés, et ont été écrasés assis par les blocs de béton. Ce qui nous reste, c'est cette levée des corps, c’était très impressionnant, et c’est aussi l’odeur de la mort dans le nez. Il faisait très chaud à l’automne 83 à Beyrouth, ça sentait le cadavre. On brûlait nos treillis, après une journée passée à déterrer les cadavres, parce que c’était imprégné de l’odeur de la mort.

Pour nous, il y a eu un avant et un après Drakkar. Avant, on se méfiait moyennement des populations, et après, on se méfiait de tout le monde. On n’hésitait pas à tirer, même si bien sûr la riposte devait être proportionnelle à l’attaque. Il y a eu beaucoup d’accrochages, on a souvent riposté au lance roquette anti char. Je suis tombé avec quatre camarades dans une embuscade assez violente, avec tir de lance-roquette, et le camion criblé d’impacts d’AK 47, avec un échange de tirs vraiment important. La tension dans Beyrouth était vraiment importante.

A partir de ce moment là, on a été redéployés sur la ligne de démarcation, et là, ça tirait facilement. Après Drakkar, on dormait jamais au même endroit la nuit. On dormait sur les toits, aux alentours de l’immeuble parce qu’on recevait des messages d’attentats imminents sur note poste. On changeait de toit chaque nuit. On a subi des attaques régulières. Les patrouilles étaient très particulières : on s’attendait à s’en prendre une à chaque instant, et, on était prêt à faire feu à chaque fois. On savait qu’on était vulnérable.

On a fait des postes de combat très sécurisés, on passait beaucoup de temps à remplir des sacs de sable, pour nous protéger. On a pris conscience qu’on n’était absolument pas protégés. Il y eu beaucoup d’accrochages, beaucoup de morts. On était isolé, au poste kayak, sur un carrefour avec une section de combat, à la merci d’un attentat, d’une attaque. On fouillait les véhicules, on avait fabriqué des chicanes, pour trouver des armes et de l’explosif. On avait des listes de véhicules susceptibles d’être piégés. On ne voulait pas se laisser aller à la psychose, mais on était sous tension permanente. On dormait habillé avec l’arme sur nous. On avait aucun répit, perpétuellement aux aguets.

Aviez-vous une aide psychologique ?
Non. Le stress post-traumatique, ça n’existait pas. A l’époque, il suffisait de visser un peu plus sur le crane ton béret rouge, de dire : « on est pas des gonzesses », et c’était terminé. Il n’était pas question de savoir si tu étais traumatisé, si tu faisais des cauchemar. Mais bien évidemment, ça nous a marqués. Moi, même après ma retraite, ça m’est arrivé la nuit d’être réveillé par le visage de ce premier mort à Drakkar. Ça a hanté mes nuits. Quand on est revenus de Beyrouth, je suis parti en vacances à Toulon, je regardais en permanence les toits, parce qu’à Beyrouth en patrouille, il y en avait un qui regardait les toits, un devant, un derrière, à droite, à gauche... Mais on était conditionné pour le combat. A l’époque, on était les rois du monde, il ne pouvait rien nous arriver. Je n’en ai pris conscience qu’après, quand j’ai quitté l’armée. Après, la question c’était qui. Honnêtement on ne sait toujours pas. Le Liban, l’Iran, la Syrie, il y a plein de rumeurs qui circulent. IL y a plein de rumeurs qui ont circulé…
Est-ce que ça a été le pire souvenir de votre carrière ?
Paradoxalement, ça reste le plus dramatique souvenir, mais aussi le meilleur. Cette mission nous a marqués à tous. Si je me suis engagé au 3e RPIMa, c’était pour partir au Liban, à Beyrouth. On s’engage pas pour rester dans la caserne. On s’engage pour aller au combat.

Après, la réalité de la guerre, c’est tout autre chose. La guerre c’est cruel, c’est dégueulasse, ça pue. Les enfants meurent. On a sorti les corps de la famille des gardiens de l’immeuble, avec leurs quatre petites filles, je me souviens encore très bien de l’image de cette petite fille avec le ventre ouvert et les tripes à l’air. Je me souviens d’un sous officier de la section qui avait des envies de tuer, des envies de meurtre pour se venger. C’étaient des gamins, ils avaient 18, 19 ans, comme nous. Ce qui nous foutait en l’air, c’est que personne n’avait pu se défendre. La lâcheté de l’attentat, c’est ça.

Après, cette excitation du combat, je l’ai toujours cherché dans toutes mes affectations, dans tout ce que j’ai fait. Avec cette fameuse quête de l’adrénaline. Qu’est-ce qui vous nous apporter plus d’Adrénaline que ce qu’on a vécu à Diodon 4 ? Je l’ai trouvée dans les sauts en parachutes, je l’ai trouvée au service action de la DGSE, et dernièrement en Libye, mais ça s’est mal terminé.
Quel regard aujourd'hui, 30 ans après ?

C'est sûr qu'on aurait bien aimé savoir qui a vraiment commandité cet attentat. Honnêtement on ne sait toujours pas. Le Liban, l’Iran, la Syrie ? Il y a plein de rumeurs qui ont circulé. Il y a eu derrière des représailles qui ont été tentées, notamment des tirs de missile dans la plaine de la Bekaa par des Super-Etendards qui ont tué deux chèvres et un mouton, le berger aussi. Ensuite il y a eu la tentative de représailles contre l’ambassade d’Iran, par des gens de mon futur service, le service action de la DGSE. Une jeep bourrée d’explosifs a été garée devant l’ambassade, mais ça n’a pas fonctionné. Ils ont tiré dessus avec une roquette anti-char mais ça n’a pas fonctionné.

30 ans après, j’ai l’impression que c’était hier. J’ai encore le bruit des sirènes, l’odeur des morts dans les narines. Aujourd’hui, on pense à tous ces gens, à tous nos frères d’armes qui ont été tués ce jour-là. Pour nous, la journée du 23 a été infinie.

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