dimanche 25 juillet 2010

Soldats d’Afghanistan, le sentiment d’être oubliés

Les troupes françaises sont engagées en Afghanistan depuis le début des années 2000. Une opération à risques, qui fait régulièrement des morts. Pourtant, ici, l’affaire fait peu de bruit


Vingt et un juillet 2009. Quatre véhicules blindés, dont un VAB sanitaire, roulent dans la poussière sur la route qui traverse la vallée de Tanguy. Une route unique. Une route dangereuse. Sébastien Sicard, médecin militaire du 126e régiment d’infanterie, 32 ans, occupe la place du passager, dans l’ambulance banalisée.

Debout dans la tourelle blindée, il scrute les versants de la vallée, essayant de détecter une possible présence ennemie. Il ne voit pas les talibans, cachés derrière les rochers, qui attendent le convoi. Il ne voit pas non plus l’IED (engin explosif artisanal), relié à un détonateur, qu’ils ont placé sur la route.

C’est le troisième véhicule qui est pris pour cible, le sien. L’explosion est terrible. Ses deux brancardiers sont touchés, dont l’un gravement. Le jeune médecin, lui, est éjecté de l’ambulance : des dizaines de blessures et de fractures ; un pronostic vital sur le fil ; dix jours de coma artificiel.

Sébastien est finalement transféré à l’hôpital militaire de Percy, en région parisienne, pour des soins intensifs. Pendant quatre mois, il ne quitte pas l’hôpital. Un an après « l’accident », Sébastien marche toujours avec des béquilles. Les médecins n’ont pas su lui dire s’il pourra retrouver une «vie normale» : conduire, faire du vélo, nager… Il faut attendre. Une seule certitude : le médecin militaire ne retournera jamais dans une zone de combat.
"C’est très rare qu’un médecin soit blessé en opération"

Quand il est sorti de l’hôpital, Sébastien a demandé si l’accident avait eu un retentissement en France. Rien. Pas une ligne. « Ma famille a été étonnée qu’aucun média ne relate les faits, se souvient ce père d’une fillette de 2 ans. C’est très rare qu’un médecin soit blessé en opération. Le dernier à l’avoir été, c’était il y a plus de dix ans…

Les médecins sont censés être moins exposés que les soldats. S’ils commencent à être touchés, c’est que la situation est grave et qu’il faudrait peut-être commencer à en parler. Ceux qui se battent là-bas ont parfois le sentiment d’être oubliés. »

Sébastien a conscience d’être un miraculé. Les risques du métier, pourtant, il connaissait. Il dit qu’il ne s’est pas engagé pour « distribuer des roses ». Ni pour en recevoir. L’armée lui a remis un certificat portant la mention : « blessé de guerre ». De guerre.

« On est censés aider à la reconstruction de l’État afghan, mais on subit pas mal d’attaques, poursuit le médecin. En théorie, nos objectifs sont clairs. En pratique, c’est plus compliqué. Nous devons former l’armée nationale afghane. Mais dans cette armée, il y a des déserteurs, passés du côté des talibans. D’autres, parce qu’ils sont menacés, divulguent des informations aux insurgés. D’autres enfin, parce qu’ils vivent dans un grand dénuement, viennent chercher dans l’armée une sécurité matérielle. On trouve une multitude de garrots au marché noir… La corruption est endémique. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. »
« On évite de penser au pourquoi. On se concentre sur ce qu’on doit faire là-bas »

Depuis que, à la demande des Américains, la France multiplie les missions « OMLT » (operational Mentoring and Liaison Team, soit équipe de liaison et de mentorat opérationnel) auprès de l’armée afghane, les attaques se sont faites plus nombreuses. En 2004, la France a perdu trois hommes en Afghanistan.

En 2005, deux. Trois encore en 2007. Mais en 2008, onze morts, dont la plupart dans l’embuscade de Surobi. Puis, onze morts encore en 2009 et déjà 9 tués, presque un par mois, depuis janvier dernier. Sans compter les blessés : plus de 220 depuis le début du conflit, selon la cellule d’aide aux blessés de l’armée de terre (Cabat). « On évite de penser au pourquoi, lâche Sébastien. On se concentre sur ce qu’on doit faire là-bas. »

L’adjudant-chef Franck Chemin, 47 ans, membre du 2e régiment étranger du génie, essaye de ne pas se poser de questions non plus. Il dit qu’il est soldat. Et qu’un soldat n’est pas censé discuter du bien-fondé d’une opération, si l’État l’a décidée. Les questions, c’est son père qui les posait : « Mais Franck, bon sang ! Qu’est-ce qu’on va faire là-bas ? » Ce spécialiste des déminages a 17 « opex » (opérations extérieures) au compteur. Il est parti pour son troisième séjour en Afghanistan en novembre dernier. « J’étais content de partir, assure-t-il. Il vaut mieux partir en mission que de rester au régiment ! »
"Quand on part, on sait que l’un de nous peut être ramené dans une boîte"

Son accident a eu lieu le 6 janvier, deux mois après son arrivée au poste de Nigrab. Son équipe ratissait un périmètre à la recherche d’armes cachées. Quand elles sont trouvées, les munitions sont détruites. C’est l’une d’elles, un obus chinois, qui a « déflagré » quand Franck a voulu le poser à terre. « Si l’obus avait fonctionné normalement, je serais mort coupé en deux », poursuit ce spécialiste des munitions. D’une certaine manière, Franck a eu de la « chance ». Amputé de la main gauche, il doit notamment soigner une fracture ouverte à la jambe droite.

Il se réveille cinq jours plus tard à l’hôpital Percy. Tous les deux jours, il doit descendre au bloc. Une vingtaine d’opérations, au total. « Les premiers mois, on ramasse », dit simplement ce père de deux enfants. Quand il est entré à la légion étrangère – « Ne me demandez pas pourquoi, ça ne se fait pas ! » – à l’âge de 17 ans, ce n’était pas par vocation. Mais Franck a appris à aimer l’armée. Sa femme, elle, n’a pas pu. Elle se tient à l’écart de la vie du régiment. Quand elle a su que son mari était blessé, elle a eu peur qu’il soit touché au visage.

Aujourd’hui, elle se bat contre « le regard des autres ». Le regard curieux ou gêné, souvent inquisiteur, de ceux qui découvrent que Franck n’a qu’une main. « Certaines familles ont du mal à accepter l’engagement militaire, observe l’adjudant-chef. Nous, nous sommes conscients du danger. Quand on part, on sait que l’un de nous peut être ramené dans une boîte. C’est difficile. Mais c’est comme ça. »
« Mon métier de soldat se termine, constate-t-il. Mais je reste militaire »

Cette blessure, Franck sait qu’elle va changer sa vie. Indépendamment des dommages physiques irréversibles, il ne pourra plus exercer le métier qu’il aime : le terrain, l’« opex », le déminage. « Ce n’est pas le moment de s’écrouler, dit-il. Rien ne changera, maintenant. C’est moi qui dois changer. » Franck restera dans l’armée aussi longtemps que celle-ci lui fera « une place ». Il espère pouvoir se reconvertir dans l’instruction des plus jeunes. « Mon métier de soldat se termine, constate-t-il. Mais je reste militaire. »

De la même manière, le brigadier-chef Stéphane Rouffet, 33 ans, serait heureux de mettre son expérience au service des plus jeunes. Mais le terrain, pour lui aussi, c’est fini. « Mon métier est entre parenthèses. C’est ce qui me fait le plus mal. » Soldat au 35e RAP de Tarbes, Stéphane a été grièvement blessé le 27 septembre 2008 dans la vallée de Kapisa. Il était auxiliaire sanitaire : le secouriste de la section.

Ce jour-là, il accompagne le 8e RPIMA et le 17e RGP dans leur mission : rechercher les caches d’armes, prendre contact avec la population, « faire de la présence ». Les tirs, en provenance d’une maison en surplomb, ont surpris les soldats quand ils entraient dans le village. Coincés dans un «ouabi», une rivière asséchée, ils sont à découvert. Il faut se replier. Et riposter.

Stéphane est touché à la jambe par des éclats des roquettes. Il pose lui-même un garrot. Avant d’apporter les premiers secours à ses camarades blessés. Deux chars de la Légion étrangère viennent en appui. Les deux régiments s’extirpent enfin de la nasse. Bilan : sur 39 hommes, 18 blessés.
Le décalage entre la saga des Bleus et le silence médiatique autour du 44e mort français

Le brigadier est transporté à l’hôpital de Bagram, puis à celui de Kaboul. Avant d’être évacué au Val-de-Grâce, à Paris. Après le fauteuil roulant, les béquilles. L’embuscade a eu lieu il y a deux ans ; comme ses camarades, Stéphane ne sait pas s’il pourra récupérer sa jambe à 100 %. À son retour, il a été surpris par le peu d’intérêt suscité par cette « vraie guerre » menée par son pays dans cette région lointaine.

Son camarade Steeve Cocol, brigadier au 1er régiment d’artillerie, est tombé là-bas, le 18 juin dernier, victime d’un « tir insurgé ». En pleine Coupe du monde de football. Stéphane n’a pas supporté le décalage entre la saga des Bleus, suivie en direct par des millions de Français, et le silence médiatique autour de ce 44e mort français en Afghanistan : « Ce jour-là, des hommes n’avaient pas respecté le drapeau et on parlait d’eux 24 heures sur 24, tandis que d’autres, tombés au même moment pour ce drapeau, étaient superbement ignorés. Où sont ces valeurs dont nous parle sans cesse le président de la République ? »

Le bien-fondé de l’engagement de la France aux côtés des alliés en Afghanistan, un conflit qui s’enlise depuis près de dix ans, Stéphane ne veut pas en parler. « On vous donne une mission, vous devez la remplir, tranche-t-il. Si vous avez des états d’âme, ce n’est pas possible. Et puis par respect pour mes camarades tombés au combat, c’est une question que je refuse de me poser. Je ne veux pas qu’ils soient morts pour rien. »


Solenn DE ROYER
http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2433368&rubId=4077

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